Les émotions au travail

Les émotions au travail font un retour spectaculaire dans le monde du travail. Elles sont davantage reconnues, comme moteur d’investissement et d’implication professionnels, mais sont cependant instrumentalisées à des fins productives par les modes de management actuels. La reconnaissance des émotions est mise au service de la performance au travail, dans une perspective gestionnaire. On parle ainsi de gestion des émotions comme si ces dernières pouvaient être contrôlées ou régulées d’une manière consciente et volontaire.

Dans une perspective sociologique ou de psychodynamique du travail, les émotions peuvent être considérées comme des effets du travail et des conditions de son déroulement. Le travail est source de plaisir et de souffrance, de reconnaissance et de valorisation, mais aussi de pénibilité.

Le travail produit des émotions qui peuvent engendrer une charge affective débordant la psyché du travailleur. Dans un cas de surmenage ou de burnout, la charge mentale et émotionnelle est telle que les ressources et les défenses psychiques sont débordées.

Ce regain d’intérêt pour la vie émotionnelle en entreprise amène les gestionnaires mais aussi les sociologues et les psychologues du travail à investiguer ce domaine.

Plusieurs facteurs sont à l’origine de cet engouement :

  • L’émergence de la société de services exige une centration sur l’écoute et la compréhension du client, devenu roi. Elle impose de nouveaux savoirs être relationnels aux travailleurs.
  • L’apparition de nouveaux modes de management mobilise la subjectivité pour entraîner et impliquer les salariés. Les émotions sont non seulement valorisées, mais aussi sélectionnées et instrumentalisées aux fins de l’entreprise.
  • La révolution numérique transforme le rapport aux écrans en tentant de capter l’attention par le biais des émotions. Faire rire, étonner, pleurer, renforce et augmente le clic. Liker sur le net peut entraîner des comportements d’achat. Les émotions sont ainsi marchandisées.

Le monde du travail a longtemps proscrit les émotions, comme il interdisait ou limitait la parole dans les usines. Le souci de rationalité, d’efficacité reléguait les émotions dans la sphère privée. Faire preuve de professionnalisme c’était faire taire ses émotions, les passer sous silence.

De proscrites les émotions sont devenues prescrites. Les salariés sont enjoints de produire des émotions. L’amabilité, la serviabilité, la sympathie sont requises pour répondre aux clients. Les bonnes émotions sont sélectionnées alors que celles témoignant de l’ambivalence (impatience, indignation, protestation...) n’ont pas toujours droit de cité.

Dans un article, l’émotion prescrite, Aurélie Jeantet[1], sociologue, montre l’importance des normes émotionnelles chez les guichetiers de la poste, incités à produire une implication relationnelle auprès de la clientèle. L’intérêt de cet article est de démontrer que les normes émotionnelles sont régulées dans leur intensité par le groupe des pairs. Ces pairs mettent en garde contre le le piège compassionnel. Ce piège consiste à ne plus pouvoir mettre de distance entre soi et les clients, à se faire «bouffer» par eux, à ne plus savoir «s’en dépatouiller».

Aurélie Jeantet[2] insiste sur le besoin de récupération de ces employés exposés sans cesse au regard et au jugement d’autrui. Recomposer sa face, grimacer, souffler, plaisanter dans les coulisses des organisations sont nécessaires aux acteurs professionnels pour pourvoir tenir leur rôle de représentation sociale, leur jeu sur la scène de l’entreprise.

Ce jeu d’acteur peut être épanouissant si l’écart entre les émotions ressenties et les émotions extériorisées n’est pas trop contrasté ou n’est pas trop dissonant. Les émotions peuvent faire aussi l’objet d’un travail de réflexion et d’élaboration, comme c’est le cas par exemple dans les métiers de l’éducation spécialisée ou du travail social, ou dans certains métiers du soin psychique (psychothérapie).

Mais ce jeu d’acteur mobilisant la subjectivité peut avoir un coût, et provoquer une usure et un épuisement professionnel, faisant partie des risques psychosociaux reconnus. Quand la régulation émotionnelle par les pairs apportant leur soutien et leur compréhension ne se fait pas, quand aucune réflexion collective n’est menée sur les activités réelles du travail, les risques psychosociaux augmentent et les stratégies de défenses individuelles se mettent en place, et souvent à grand prix psychique. Citons quelques mécanismes de défense, à titre d’illustration :

  • La répression des affects. Le dégoût face au manque d’hygiène de certains clients peut être réprimé dans certains métiers du soin et de l’esthétique. Les coiffeurs, les esthéticiens répriment leur dégoût pour poursuivre leur soin et ne pas l’exprimer à leur client.
  • La formation réactionnelle. Un excès de politesse dans les métiers de l’accueil et du conseil peut être utilisé pour faire face à l’hostilité et l’agressivité des clients et ne pas riposter ou exercer de représailles.
  • La désaffectation ou anesthésie affective se rencontre dans des services médicaux à forte technicité, où la dimension opératoire des soins peut être centrale et prioritaire pour la santé des patients, mais comporte le risque d’une certaine déshumanisation.
  • La sur-activation, comme participation consentie à la surcharge de travail (Christophe Dejours[3]) permet l’évitement de la pensée, des conflits, et les manifestations d’agressivité. Se surcharger pour ne pas penser, pour s’oublier au travail, mais aussi tenter d’obtenir une reconnaissance professionnelle au prix de grands efforts.

Ainsi, le travail produit, induit et prescrit des émotions.

Il peut être le lieu de production et de stabilisation des affects, mais aussi celui de l’expression des conflits, des rivalités ou de l’émulation. Les émotions sont autorisées en entreprise, de façon régulée et normée. Si elles sont sélectionnées et détournées à des fins productives pour satisfaire les exigences relatives au service à la clientèle, elles sont aussi sollicitées en interne, pour développer la cohésion et la coopération dans les équipes.

La compétence n’est plus que technique, elle est devenue sociale. Les travailleurs sont enjoints de développer des relations de confiance dans un contexte où paradoxalement l’individualisation des performances et des évaluations priment. L’appel à l’empathie et aux sentiments positifs masque la réalité émotionnelle plus contrastée des individus et des équipes face au travail réel.

Le travail est donc au cœur de la complexité sociétale contemporaine, il articule ou met sous tension des oppositions : autonomie/contrôle, liberté/servitude, épanouissement/annihilation, valorisation de soi/effacement.



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  1. https://www.cairn.info/revue-travailler-2003-1-page-99.htm
  2. https://www.franceculture.fr/emissions/la-suite-dans-les-idees/la-suite-dans-les-idees-du-samedi-30-juin-2018
  3. https://www.cairn.info/revue-travailler-2004-1-page-25.htm

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